Le long de la Carlson
Des cendres. Voilà
tout ce qui restait de leur feu de camp de la veille. Intérieurement,
David Barton pesta car son compagnon avait visiblement négligé son
tour de garde, et avait fini par dormir. Il s'ébroua et s'étira en
baillant. Plus qu'une journée de marche pour atteindre Dayton, dans
la vallée de la Carson.
Tout avait
commencé lorsque Flint les avait virés, John et lui. La vie de
cowboy n'est pas des plus agréables, mais 1$ par jour reste mieux
que rien. S'ajoutait à cela un sentiment d'amère injustice, que les
deux jeunes gens n'arrivaient pas à digérer. Le vol des vaches
était sûrement un coup des gars de Tamer, mais Flint n'avait rien
voulu savoir.
Alors John avait
proposé qu'il aillent tenter leur chance en Californie. Ils
n'étaient pas plus bêtes que les autres, et sauraient bien extraire
suffisamment d'or de cette terre ingrate pour faire fortune. C'était
bien une idée à la John Tallys, ça. David jugea qu'ils
n'arriveraient en Californie qu'au prix d'un voyage long et
dangereux, au terme duquel il faudrait sans doute se battre pour se
faire une place ; la concurrence y serait certainement dure.
C'est à se moment
là que David se remémora une lettre reçue de Josh ; un bon
copain, ce Josh, débrouillard et bagarreur, et intelligent avec ça.
Depuis qu'il avait rejoint les mormons, David ne l'avait pas revu,
mais il recevait de temps à autre un courrier de lui. Le dernier en
date relatait son départ dans une expédition pour le moins
hasardeuse, et l'hiver qu'il avait dû passer au pied des Rocheuses
avec ses coreligionnaires. Il disait avoir trouvé de l'or dans la
rivière Carson, et qu'ils étaient bien les seuls à avoir dressé
un camp à cet endroit ; pas de casse-pied en vue. Mais Josh
annonçait quand même la volonté des dirigeants du groupe de passer
les montagnes une fois les beaux jours revenus.
« Qu'il est
bête, ton copain mormon!», s'était exclamé John. « Quand on
trouve un filon, on ne le lâche pas. T'as bien raison, en route pour
la Carson. »
Un voyage long et
pénible les attendait, avec de nombreuses haltes où ils s'étaient
vendus comme journaliers pour financer leur expédition. David avait
découvert des facettes inconnues et légèrement malhonnêtes de son
associé, et s'était parfois demandé s'il pouvait vraiment lui
faire confiance, mais il avait toujours remis les décisions à plus
tard et se laissait porter par leur objectif commun.
Ils arrivèrent
enfin à Dayton, petite ville construite sur la Carson River, et
John voulut immédiatement célébrer la fin du périple et leur
prospérité future en se rendant au Dark Eagle Saloon, lieu
de perdition non loin de la rue principale.
Ils se joignirent
à une table de poker, où les deux compagnons bénéficièrent d'une
chance prodigieuse. Leurs adversaires abandonnèrent un à un le
jeu : Phil, un notable bien mis, fut le premier à s'éclipser
prudemment, peu après suivi de Tom, bûcheron de son état, qui
partit d'un pas rageur. Il ne restait plus en lice qu'un indien
dénommé Rowtag, qui ne tarda pas à perdre l'intégralité de ses
possessions. L'ambiance commençait à être malsaine, et David se
sentait un peu mal à l'aise ; il avait de la compassion pour
cet homme, malgré le vif plaisir qu'il éprouvait à se sentir
soudainement en fonds. Pour détendre l'atmosphère, il alla
commander une tournée au patron du bar.
Quand il revint à
la table, l'indien était en train de demander une dernière chance à
John, lui proposant de miser un objet d'une grande valeur contre
toutes ses pertes. L'homme déposa sur la table un paquet de chiffons
crasseux, qu'il dénoua en jetant des regards furtifs autour d'eux.
Il ne défit pas entièrement l'enveloppe de tissus, se contentant
d'en écarter brièvement un pan de sorte que David et John puissent
se rendre compte qu'il s'agissait d'un bloc de minerai massif
présentant de très nettes traces d'or. Un sentiment étrange
s'empara de David, un mélange d'exaltation devant ce qui pouvait
être une preuve de l'existence d'un filon aurifère dans la région,
et d'angoisse indéfinissable. John accepta sur le champ la
proposition de Rotwag, et les cartes furent rebattues. Curieusement,
la chance tourna pour David ; il put également constater à sa
mine que John ne devait pas avoir une bonne main non plus. Finalement
et contre toute attente, John gagna. David et lui empochèrent
rapidement leurs gains et se dirigèrent vers la sortie, quand
l'indien les accusa d'avoir triché. Aussitôt, John franchit la
porte en courant ; David n'eut pas le temps de réfléchir et se
mit à courir sur ses traces, tandis que le saloon s'ébranlait comme
un seul homme à leur poursuite.
C'est haletant et
baignés de sueur qu'ils arrivèrent à la lisière de la forêt qui
entourait Dayton. Ils voulurent croire avoir semé leurs
poursuivants, mais décidèrent de ne pas prendre de risque, et
s'enfoncèrent dans la sombre futaie qu'une lune maigrichonne
arrosait de sa blême clarté. John et David suivirent une sente
sinueuse, au bout de laquelle ils trouvèrent une clairière où un
cabanon miteux les attendait providentiellement. Les deux hommes s'y
réfugièrent à bout de forces.
Au lointain, les
aboiements des chiens, les cris des hommes à leurs trousses.
L'inquiétude d'être retrouvés gagnait David, elle l'immobilisait,
le poussait à se terrer davantage dans l'espoir futile de passer
inaperçu. Ses entrailles étaient de plomb, et une forte envie
d'uriner l'oppressait. De son côté, John s'était collé à
l'unique vitre crasseuse et fissurée, tentant de voir venir leurs
éventuels assaillants, et l'idée qu'on puisse l'apercevoir
contribuait au stress de David.
D'un coup, la
monotone symphonie nocturne des bois s'interrompit, laissant place à
un silence assourdissant, brisé sporadiquement par les chiens à
leur recherche à plus d'un mille de là. Une ombre couvrit la
clairière, plongeant la cabane dans l'obscurité ; quelque
chose approchait, David en était sûr, même s'il ne savait auquel
de ses sens attribuer cette certitude : l'imperceptible
bruissement des fourrés ou les légères vibrations du sol, ou
encore ce sentiment oppressant qui lui coupait le souffle. Il intima
à John de se cacher, mais ce dernier ne réagit pas. Il semblait
concentré sur ce qui allait se passer, accoudé à la porte dans une
posture figée.
Les pas de
l'invisible présence semblaient continuer, établissant un parcours
circulaire autour de la clairière. David réussit à trouver le
courage de se relever pour aller chercher John, qui ne répondait
toujours pas à ses appels. Il traversa l'espace infini qui le
séparait de son comparse comme un funambule au dessus des lions, et
finit par toucher son épaule. Comme John ne remarquait pas ce
contact, David tenta de le secouer puis de le pincer. Rigide. Froide.
L'épaule de John paraissait de pierre. Affolé, David tenta de
pousser son ami ; la panique le gagna lorsqu'il se rendit compte
qu'il n'y parvenait pas, comme si John avait littéralement pris
racine. Décidé à venir en aide à son ami, David rassembla ses
forces, prit de l'élan et pesa vigoureusement contre lui. Alors John
bascula, David par dessus lui, et, comme si un enchantement s'était
brisé, la lueur de la lune leur parvint à nouveau et les bruits
nocturnes de la forêt reprirent.
Combien de temps
avait duré cette situation, David n'aurait su le dire, mais sûrement
plus longtemps qu'il ne paraissait, puisque les poursuivants avaient
abandonné, ou s'étaient fourvoyés, car on n'entendait plus leurs
chiens. John avait l'air inconscient, mais bien vivant, et David
risqua un regard prudent par la fenêtre, mais ne remarqua rien,
sinon que l'aube était sur le point de se lever.
- Tu as trop bu, c'est tout !, s'exclama John.
- Je t'assure que ce que je n'ai rien inventé, et tu avais plus bu que moi, protesta David.
- Arrête ton cirque, j'ai bien surveillé, les villageois de Dayton ne nous ont pas trouvés, et ensuite on est allés se pieuter. Une chance que j'ai trouvé cette bicoque !
- Bon, c'est comme tu veux, je vois bien que tu ne veux pas m'écouter, tu n'es qu'une tête de mule ! En attendant, que fait-on ? On ne peut plus se pointer à Dayton...
- On va compter nos gains d'hier, et puis on ira un peu plus au nord ; il y aura sans doute une autre ville, et on se rapprochera du filon, à coup sûr.
Les gains
formaient une coquette somme, plus élevée que tout ce qu'ils
avaient réussi à amasser par le passé, et suffisante pour se
lancer hardiment dans l'exploitation d'une mine. Si toutefois John
parvenait à ne pas tout dépenser avant. Enfin, les deux amis
décidèrent d'examiner le paquet qu'ils avaient réussi à arracher
à Rotwag. David refusa de le toucher, car cela lui inspirait une
répulsion instinctive.
Les chiffons
défaits, John exhiba une pierre grisâtre avec les veines d'or pur
qu'ils avaient remarquées la veille. Sans surprise, la pierre en
elle-même représentait pas mal d'argent, mais sans doute un peu
moins que ce que l'indien avait sous-entendu. John manipula la
pierre, la faisant rouler sur le tissu brun, et les deux amis
constatèrent avec étonnement que la pierre avait été taillée. La
face du dessous était lisse, c'était sans doute un morceau d'une
sculpture. Peut-être cela provenait-il d'une statue taillée par une
tribu locale.
David sentit son
estomac se retourner à l'idée qu'ils possédaient un objet
aborigène, car il redoutait les indiens, qui lui inspiraient une
défiance héritée des contes de son enfance et de la sagesse
populaire. John n'avait pas l'air embarrassé d'autant de scrupules.
Il s'amusait à décrypter quel genre de sculpture cela pourrait
être :
- Voyons, on dirait des plumes, oui, c'est sans doute ça. Cela doit être quelque oiseau, ou une coiffe telle qu'ils en portent dans certaines tribus. L'exécution en est très fine, on a l'impression de toucher de vraies plumes, tâte-moi ça, tu vas voir !
- Sans façons, merci !
David n'avait vraiment aucune envie de toucher l'objet, qui le
dégoûtait profondément, sans doute à cause de ce qu'il avait vécu
cette nuit, ou encore parce que son sentiment le mettait sur ses
gardes, ou bien parce qu'il savait que l'objet avait été acquis
malhonnêtement. John, amusé de sa répugnance à approcher l'objet,
s'amusa à le poursuivre avec, et parvint à le toucher à l'épaule.
David dut s'énerver pour qu'il arrête. Enfin, ils se remirent en
route.
Ils ne parvinrent
pas à rejoindre une autre ville ce soir là, mais ils avaient réussi
à pêcher quelques poissons, et établirent leur camp au bord de la
Carson, réunissant suffisamment de bois pour passer la nuit. D'après
ce qu'ils savaient, ils devaient être sur une piste assez
fréquentée, et ils s'attendaient à tomber sur un hameau le
lendemain. Ils se sentaient assez optimistes.
Le soleil s'était
couché depuis quelques heures, mais ils avaient passé un certain
temps à bavarder près du feu. John était allé se coucher, et
David veillait en ruminant de sombres pensées. Il savait qu c'était
une erreur, car il était fourbu, n'ayant que peu ou pas dormi la
veille. Comme d'habitude, John n'en avait pas tenu compte, car ils
était convaincu que le récit de son compagnon provenait d'un rêve,
preuve certaine qu'il avait dormi ne fusse qu'un peu la nuit
précédente.
David s'éveilla.
Il se rendit compte qu'il s'était involontairement assoupi, mais se
demanda ce qui avait pu le tirer de son sommeil. Rien d'anormal ne
troublait la quiétude de la nuit, John dormait profondément. David
se sentit sombrer doucement dans un nouveau somme, car il avait
vraiment besoin de dormir, et il se trouvait dans cet état de
torpeur propre à la phase d'éveil.
Soudain, un cri
jaillit des profondeurs de la nuit, chassant définitivement chez
David toute velléité de se rendormir. Ce cri très étrange,
perçant et rauque, ne correspondait à aucun animal que David ait
rencontré jusque là ; c'était assez proche de celui d'un
oiseau de proie, mais le cowboy n'aurait pu en jurer. Inquiet, il se
demanda s'il devait réveiller John, mais il se sentit un peu
ridicule de le déranger pour si peu. Un autre cri, plus rapproché,
l'incita à sortir son Colt. Il se mit à attiser le feu pour
éloigner l'animal, au cas où ce serait un prédateur.
Le cri suivant fit
naître un sentiment d'angoisse similaire à celui que lui inspirait
le bloc de pierre de Rotwag. Le cri provenait à coup sûr d'un
oiseau, car il venait d'une direction au dessus du camp. David se
précipita pour secouer John, et se rendit compte avec horreur que
son compagnon était figé comme la veille.
Une ombre passa au
dessus du camp, et le brandon de David s'éteignit, tandis que le
foyer perdait en intensité, sans toutefois mourir tout à fait. Au
bord des larmes, David s'accroupit par terre, le cœur serré, prêt
à l'attaque qui lui semblait inévitable. Il entendit des remous
d'air au dessus d'eux, et supposant que la bête s'était assez
approchée, tira trois coups au jugé. John ne broncha pas. David
était plongé dans l'incertitude quant à la conduite à tenir. Il
tenta de réveiller son coéquipier, mais n'eut pas plus de succès
qu'auparavant, puis il récupéra la carabine de John.
Peu après, il
entendit un bruit sourd en amont de la Carson. La bête avait dû se
poser, et elle devait être sacrément grosse. David s'avança un
peu, les mains tremblantes, et mit le feu entre lui et son ennemi. Il
s'accroupit et se mit en position de tir. Il eut la sensation que le
sol tremblait à chacun des pas que faisait la bête, et sentit son
urine chaude ruisseler le long de ses cuisses. Il crut voir quelque
chose, et tira deux coups de carabine, puis la jeta pour assurer ses
futurs tirs avec le Colt. Rien n'indiquait que la chose avait été
touchée.
Enfin, les maigres
rayons de lune éclairèrent suffisamment pour que David put voir
leur assaillant. La chose était effectivement gigantesque, cela
semblait fait de pierre similaire à leur échantillon. Des ailes
pourvues de griffes, un visage inhumain pourvu d'une coiffe de
plumes, et des pattes monstrueuses. David tira ses dernières
cartouches avec l'énergie du désespoir, sans que la bête en
paraisse affectée, et pourtant il était sûr de ne pas avoir pu
louper. C'est alors que la bête poussa un hurlement puissant, et
David se tordit de douleur, terrassé.
Il se réveilla au
petit matin. John avait disparu. Une douleur aiguë traversa David
lorsqu'il se leva au milieu du camp saccagé ; il était
étourdi, ayant du mal à rassembler ses esprits. Sa respiration
était comme encombrée. Le paquetage de John avait était éparpillé,
et David devina que le minerai aurait lui aussi disparu. David se
sentit une nouvelle fois mal, une douleur plus intense encore lui
vint de l'épaule. Il ôta sa chemise pour tâter son épaule
endolorie. Épouvanté, il s'aperçut que sa peau devenait friable
sous ses doigts ; il regarda sa main tandis que la chair de son
épaule s'écoulait inéluctablement en flocons irréguliers. Des
cendres.
des faits historiques mêlés de fantastique: tu m'as bien embarqué dans ton récit! J'aime beaucoup ce mélange!
RépondreSupprimerJ'adore le style!!
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